samedi 11 février 2017

Jeu, culture et Divertissement

Le Divertissement est souvent perçu comme une activité amusante et innovante, alors que la Culture serait une activité ennuyeuse et formaliste. Cette distinction est-elle pertinente ? Le jeu est-il seulement un produit de divertissement ? La culture peut-elle être amusante ? Divertissement et culture sont-ils complémentaires ou entrent-ils forcément en compétition ? Je vais tenter de répondre à ces questions à travers l'exemple du jeu.

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Avertissement : Cet article n'est pas un article scientifique, malgré tout le soin que j'apporte à sa rédaction. Son seul objectif est de proposer des pistes de réflexion. Je vous invite à me faire part en commentaires des données qui pourraient corroborer ou infirmer mes hypothèses.

Table des matières

Définitions

Commençons comme à l'accoutumée par des définitions, afin que vous compreniez de quoi je parle dans la suite de l'article.

Divertissement

Selon Wikipedia : activité qui permet aux hommes d'occuper leur temps libre en s'amusant et de se détourner ainsi de leurs préoccupations. (source)

Selon le CNRTL : Action de se divertir, ensemble des choses qui distraient, occupent agréablement le temps. (source)

Selon le philosophe Pascal : Occupation, ensemble de données qui détourne l'Homme de l'essentiel et l'éloigne des problèmes propres à sa condition. (source)

Culture

Selon l'UNESCO : Dans son sens le plus large, la culture peut aujourd’hui être considérée comme l'ensemble des traits distinctifs, spirituels, matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts, les lettres et les sciences, les modes de vie, les lois, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances. (source)

Selon le CNRTL :

  • Fructification des dons naturels permettant à l'homme de s'élever au-dessus de sa condition initiale et d'accéder individuellement ou collectivement à un état supérieur
  • Ensemble des moyens mis en œuvre par l'homme pour augmenter ses connaissances, développer et améliorer les facultés de son esprit, notamment le jugement et le goût.
  • Travail assidu et méthodique (collectif ou individuel) qui tend à élever un être humain au-dessus de l'état de nature, à développer ses qualités, à pallier ses manques, à favoriser l'éclosion harmonieuse de sa personnalité.
(source)

Choc des définitions

Le divertissement est donc une activité qui sert à occuper le temps, à se vider l'esprit, qui détourne l'homme de ses préoccupations. Au contraire, la culture est une activité qui définit une appartenance sociale, qui comble un manque, qui permet de se réaliser et de s'améliorer par l'acquisition de compétences et de qualités.

Le divertissement est une activité par le vide, alors que la culture est une activité par l'ajout.

Différences entre culture et divertissement

Le divertissement est devenu un élément majeur de notre société. Il prend diverses formes : Télévision, jeux vidéos, jeux de société, réseaux sociaux, activités sportives... Les français passent en moyenne 3h45 par personne et par jour devant la télévision (source).

Le divertissement est populaire : il est omniprésent, il ne nécessite aucun effort, aucune compétence ni aucun apprentissage, il est souvent gratuit ou peu coûteux.

La Culture de son côté, est souvent considérée comme élitiste : elle est coûteuse, elle nécessite un effort, et bien souvent un apprentissage pour être appréciée à sa juste valeur.

Le divertissement a pour but de vider l'esprit alors que la culture a pour objectif de le remplir.

Dans la société de consommation qui est la nôtre, les entreprises l'ont bien compris : Le divertissement est moins coûteux à produire que la culture, beaucoup plus facile à vendre car plus universel. Il répond à un besoin immédiat peu exigeant qu'on satisfait donc en priorité lorsqu'est venu le moment de dépenser de l'argent.

Le divertissement détruit la culture

Notre système économique actuel est basé sur la compétivité. Il s'axe sur la satisfaction du grand nombre plutôt que sur l'enthousiasme d'une minorité, car la compétitivité passe par le volume de vente, par le nombre d'unités produites et vendues par l'entreprise. Un loisir de divertissement (par exemple : une émission de télé-réalité) sera toujours moins coûteux à produire, au prorata du nombre de spectateurs, qu'un reportage sur le patrimoine culturel. Cette recherche du grand nombre, ce lissage des attentes, permet l'augmentation des budgets publicitaires qui contribuent à leur tour à augmenter le volume de vente.

Lorsqu'un produit de divertissement utilise la publicité pour se donner une image de produit culturel, lorsque le neuromarketing (voir cette conférence) utilise les failles de notre cerveau pour nous influencer, pour nous modeler selon les attentes des grandes entreprises, il n'y a plus de place pour les véritables produits culturels, délaissés au profit de produits plus faciles, plus abordables, ou tout simplement plus disponibles sur le marché. La guerre de l'image et de la visibilité est lancée, et elle se fait l'écho d'une standardisation. Une standardisation dont les créateurs de contenu sont les grands perdants : un auteur de jeux de société touche en moyenne 3% du prix final du jeu, un auteur de romans 8 à 12%.

Le constat est : La création de contenus originaux et innovants n'a plus les moyens de se valoriser par rapport aux produits de divertissement plus standardisés : Absence de visibilité, coûts de développement supérieurs, noyautage du marché par une standardisation du système commercial.

Le divertissement est addictif

Ainsi que le disaient les romains : "Panem et circenses", du pain et des jeux. Le divertissement est devenu le nouveau palliatif moderne, le moyen de supporter sa vie à défaut de s'accomplir. Vous haïssez votre métier ? Vous y survivez grâce à vos 4 heures de divertissement hebdomadaires, plutôt que de consacrer ce temps précieux à la recherche d'un nouvel emploi. Vous êtes malheureux ? Rien ne vaut le dernier jeu à la mode plutôt qu'une séance chez le psychologue.

Chaque jour, le divertissement vous permet de vider votre esprit de tous les problèmes que vous refusez d'affronter. Vous éludez et vous oubliez. Un esprit humain ne peut cependant pas s'empêcher de se remplir, et la cause de vos problèmes n'a pas disparu après 4 heures de reportages américains sur une chaîne de la TNT. Plus vous videz votre esprit, et plus facilement il se comble de vos problèmes quotidiens. Plus facilement il se comble, et plus vous devenez accro au bien-être ressenti lorsqu'il se vide. Vous voilà drogué aux divertissements ! Ils deviennent votre seule bouée de sauvetage, mais aussi l'artisan de votre malheur : ils ne résolvent rien. Et vous stagnez !

La culture, au contraire, vous nourrit, vous fait évoluer, vous épanouit, elle renforce votre sentiment d'appartenance à un groupe ou à une société, elle vous connecte avec ceux dont vous partagez les références culturelles. En remplissant votre cerveau de bonnes choses, elle empêche les idées noires et les problèmes de s'immiscer dans votre cerveau : il n'y a tout simplement plus assez de place pour la déprime, et cela vous permet de relativiser, de voir les choses positivement et d'être en capacité de faire évoluer ce qui ne vous convient pas.

Certes, la culture demande un investissement supérieur au divertissement, ainsi que nous l'avons vu dans la partie précédente. Cela confirme l'adage économique : Sans investissement, pas de bénéfice !

Qu'attendez-vous pour investir ?

Le jeu : produit de divertissement !

Le jeu peut être perçu négativement, comme un produit de divertissement qui serait aliénant par nature, en déconnectant les joueurs de leur environnement et en les plongeant dans un monde virtuel et immature.

Il suffit de se plonger dans les rayons d'une grande-surface pour se convaincre du bien-fondé de ce constat : Le jeu est bel et bien un outil de divertissement. Qu'il s'agisse de jeux à gratter, de jeux vidéo "casual" en free-to-play, de jeux de société "à boire", de type "quizz" ou "apéros", les exemples ne manquent pas de jeux simples, produits en Chine à des centaines de milliers d'exemplaires, ne nécessitant strictement aucun investissement émotionnel, aucun apprentissage, aucune réflexion. Ces jeux se vendent à grands coups de marketing et de publicité. Ils répondent à un unique besoin, un unique objectif : s'amuser, se vider la tête sans "prise de tête". Ou pire, ils correspondent à un acte compulsif d'achat, produits à courte durée de vie, bien vite remisés au placard.

La particularité du jeu est qu'il est souvent acheté pour quelqu'un d'autre, enfants, petits enfants ou amis, pour un anniversaire ou un 25 décembre. L'acheteur n'est alors pas connaisseur du produit ; il ne ne se renseigne pas sur la valeur culturelle, éducative, écologique ou citoyenne du produit, il ne juge pas sur la qualité du matériel. Il choisit d'après la publicité, d'après les effets de mode, d'après la beauté de l'emballage, d'après la liste de Noël de son gamin, lui-même influencé par les programmes télévisés et les cours d'école. Il est en somme le consommateur parfait : celui qui choisit en toute ignorance et subit donc au maximum l'influence du marketing. Dans un contexte de méconnaissance totale du produit, un produit de divertissement est toujours moins cher, plus simple à comprendre, plus facile d'accès, plus normé et donc privilégié par rapport à un produit culturel.

Le jeu : produit culturel ?

Le jeu prend une place de plus en plus importante dans notre vie. Dans les années 80, les adolescents se sont mis à jouer en grand nombre. Jeux vidéo, jeux de rôle, jeux de société, les supports ludiques se sont multipliés et les jeux se sont complexifiés. Cette tendance a pu être perçue négativement par la France réactionnaire : Dans le milieu des années 90, plusieurs reportages tentèrent de faire passer le jeu de rôle pour une pratique sataniste et dangereuse, faits divers, suppositions et autres recoupements douteux à l'appui. Il n'y a pas si longtemps, des reportages présentaient le jeu vidéo comme une activité qui rend asocial et violent.

Le jeu a beaucoup évolué en 40 ans. Le public a vieilli et s'est élevé socialement. Les adolescents d'hier sont devenus des chefs d'entreprise, des pères et mères de famille, des élus locaux. Tout le monde s'accorde (opinion que je ne partage pas) pour affirmer que les adolescents sont bêtes (toujours plus bêtes à chaque génération !), influençables et décadents. Il est plus difficile de s'en prendre à des adultes responsables qui continuent à jouer après 40 ans et font jouer leurs enfants. Jouer était hier une abomination ; c'est maintenant devenu la norme.

En vieillissant, le jeu a drastiquement changé. Il s'est forgé une histoire, avec son lot d'anecdotes, de souvenirs nostalgiques, de scandales et d'évènements marquants. La qualité des jeux s'est améliorée, chaque génération de créateurs s'appuyant sur les innovations précédentes pour développer des produits toujours plus performants. Le jeu s'est érigé en science, avec des colloques à l'université, en tant que pratique éducative, avec des articles scientifiques ou encore des groupes d'études universitaires. Les joueurs se sont créés une culture commune, avec son vocabulaire, ses références, ses réflexions théoriques et ses anecdotes.

Le jeu peut être culturel par sa nature même, mais aussi par la nature des sujets qu'il choisit d'aborder. Le jeu de rôle et le jeu vidéo choisissent de plus en plus de mettre en avant des enjeux sociétaux, des dilemmes moraux ou encore des connaissances historiques et scientifiques. Pour le jeu de rôle, citons les jeux des Ateliers Imaginaires ; pour le jeu vidéo, on peut penser à Papers, Please ou à Kerbal Space Program. Le jeu de société, quant à lui, est un peu à la traîne dans le choix d'intégrer un contenu dépassant des mécaniques de jeu et une ambiance globale.

Le niveau de complexité, de richesse et de diversité atteint par les jeux, les multiples lectures que permettent certains d'entre eux, en font très clairement des produits culturels qui n'ont pas à pâlir devant les oeuvres cinématographiques, littéraires et musicales.

Allier divertissement et culture dans l'approche ludique

Depuis le début de l'article, j'oppose le divertissement et la culture. Depuis le début de l'article, je clame ma haine du divertissement, un outil aliénant destiné à abrutir et asservir les masses. J'ai choisi de développer ma réflexion sous cet angle car je pense sincèrement que le divertissement est utilisé à mauvais escient dans notre société. Je pense sincèrement qu'il dessert les intérêts de ses utilisateurs.

Le divertissement n'est pas pour autant une mauvaise chose en soi. Se vider la tête, oublier ses problèmes, est nécessaire pour avoir une approche constructive. Si vous ne parvenez pas à évacuer vos soucis, il y a fort à parier que vous ne serez pas dans de bonnes dispositions pour faire quoi que ce soit d'autre. Il est important que vous puissiez relativiser, afin de consacrer votre temps à autre chose qu'à vous morfondre. Le divertissement vous amuse, il vous divertit, il vous vide la tête : il vous met en position parfaite pour recevoir. La question est : recevoir quoi ?

De la culture, pardi ! Et c'est en cela que le divertissement et la culture sont loin d'être contradictoires. Le divertissement vous met en position de recevoir ce que la culture vous propose. La culture, quant à elle, rend votre expérience unique, enrichissante, elle vous donne un sentiment de satisfaction, d'accomplissement et de fierté.

Pour conclure, je me permets de vous donner un exemple très personnel : je suis l'auteur d'un jeu de société coopératif et culturel sur l'archéologie. J'ai testé ce jeu (pas encore commercialisé) assez largement (plus de 80 testeurs) pour que j'affirme ce qui suit. Le jeu permet très clairement de s'amuser : les joueurs ont des objectifs à accomplir avant la fin du temps imparti. Le jeu s'appuie sur l'imprévu, sur la curiosité, sur la stratégie collective et sur les options tactiques pour susciter du plaisir, du divertissement chez les joueurs. Il permet également d'apprendre l'archéologie, ses méthodes, ses sites, ses périodes et ses objets, tout en incitant au calcul combinatoire. Il est la preuve que divertissement et culture peuvent se compléter harmonieusement, au prix d'une expertise multidisciplinaire, de réflexions poussées et d'un important travail de développement.

J'ose espérer que peu à peu, le jeu deviendra un produit culturel et qu'il sera reconnu à sa juste valeur. J'ose espérer que peu à peu, les jeux allieront de plus en plus le divertissement et la culture. Reste à savoir si les consommateurs seront eux aussi sensibles à cette démarche. Chers consommateurs, vos actes d'achat sont des actes militants. Vos achats définissent ce qui se vend et donc ce qu'on vous propose.

Bonus : Les jeux sérieux

J'ai donné des exemples de jeux divertissants qui ne sont pas des jeux culturels. Il existe également des jeux culturels qui sont peu ou pas divertissants. Les jeux sérieux (serious games en anglais) sont des jeux dont le but principal n'est pas le divertissement. Ces jeux peuvent servir des intérêts commerciaux (faire la publicité d'un produit) ou des intérêts éducatifs (apprendre de manière "amusante"). La plupart des jeux sérieux sont des jeux vidéos. Utiliser le jeu comme support pédagogique est une très bonne idée, car le jeu permet d'apprendre autrement, d'attirer l'attention de l'élève, de l'inciter à s'intéresser à l'apprentissage proposé.

Cependant, la plupart des jeux sérieux existants que j'ai testés se heurtent à la problématique de l'interdisciplinarité. Créer un jeu sérieux nécessite de nombreuses compétences : développement informatique, connaissances dans le domaine d'apprentissage du jeu, méthodologie pédagogique, et game-design (conception de jeux).

Dans un jeu sérieux, le game-design est souvent beaucoup moins travaillé que les trois autres aspects. Les systèmes de quizz et autres jeux de l'oie sont légions. L'une des raisons peut en être la récenteté de la discipline ludique : peu de personnes sont formées à la conception de jeux. Une autre raison est peut-être liée à l'image encore négative du jeu, ce qui tendrait à le faire considérer comme l'aspect le moins important d'un jeu sérieux. Une autre raison peut être sociétale, liée à cette rupture entre culture et divertissement, qui tendrait à faire croire qu'ajouter du divertissement impose de retirer du culturel. Une dernière raison, enfin, peut être simplement liée à une question de temps de développement : créer des mécaniques de jeu amusantes prend plus de temps que de laisser l'aspect ludique du jeu au second plan. Et le temps, c'est de l'argent.

Je m'intéresse beaucoup aux jeux sérieux et ils mériteraient un article à part entière. Je pense qu'il est possible de renforcer l'aspect ludique d'un jeu sérieux sans pour autant nuire à son aspect pédagogique. Je pense que, comme les jeux traditionnels qui ont beaucoup évolué en 40 ans, les jeux sérieux seront amenés à développer de nouvelles méthodes pour équilibrer les aspects ludique/divertissant et éducatif/culturel.

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