Avertissement : Cet article propose une réflexion autour du format et des supports en jeu de rôle. Je prends un parti-pris différent de celui qui est communément admis en critiquant le format "livre" du jeu de rôle. Mon but en prenant ce point de vue n'est pas de remettre en question ceux qui font ce choix. Mon but est de montrer que choisir un support gagne à être le résultat d'une réflexion concrète, plutôt qu'un choix par défaut. Cet article traduit un état et non pas un aboutissement de ma réflexion ; mon point de vue évoluera probablement à l'avenir.
Cet article a été inspiré par une discussion lancée par Iblitz sur le forum des Courants Alternatifs.
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Table des matières
- Qu'est-ce qu'un format et un support ?
- Rapport à l'oeuvre dans le jeu de rôle
- Impact des limites techniques sur le support
- Limites du support "Livre" en jeu de rôle
- Adéquation entre oeuvre et format
- Le jeu de rôle, objet de collection
- Conclusion
Qu'est-ce qu'un format et un support ?
Au départ, le jeu de rôle, et les jeux en général, sont des oeuvres de l'esprit. L'auteur crée un jeu tout comme l'artiste conçoit une musique, une peinture ou un livre. Cette oeuvre n'existe au départ que dans la tête de l'auteur. Pour que ce jeu existe aux yeux des autres, aux yeux du public, aux yeux des joueurs, l'auteur doit ensuite inscrire cette oeuvre de l'esprit sur un support, ce qui la rend manipulable. Le support, c'est la manière dont l'auteur rend manipulable, utilisable l'oeuvre qu'il a créée. Le format, ce sont les dimensions, la forme donnée à ce support. C'est le support et son format qui transforment l'oeuvre en produit, un produit qu'on peut diffuser, qu'on peut transmettre et commercialiser.
Le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales propose les définitions suivantes :
- Support : Matériau, milieu matériel sur lequel est appliqué quelque chose. (source)
- Format : Dimensions, forme d'un objet quelconque (source)
Rapport à l'oeuvre dans le jeu de rôle
L'auteur de jeu de rôle considère à juste titre sa création comme une oeuvre culturelle. Il en a une image précise et il souhaite que les utilisateurs de l'oeuvre l'utilisent de manière conforme, de la manière qu'il a prévue pour le jeu. Le support "livre" traduit finalement cette volonté artistique de l'auteur : le texte permet d'expliquer, de détailler la méthode d'utilisation de l'oeuvre.
De leur côté, les joueurs achètent un produit - le jeu de rôle - dans le but de s'en servir pour créer une partie de jeu de rôle. Ils exploitent les supports du produit qu'ils ont acheté (par exemple, le livre) pour créer leur propre oeuvre. La partie de jeu de rôle, en tant que représentation théâtrale et contée, qu'elle soit scénarisée ou improvisée, est également une oeuvre culturelle. Il peut alors y avoir contradiction, dichotomie entre l'oeuvre "jeu de rôle" créée par l'auteur et l'oeuvre "partie de jeu de rôle" créée par les joueurs.
Lorsqu'on crée un jeu de rôle, quelle fonction donne-t-on aux supports et à leur format ? Les supports ont-ils pour objectif de transcrire l'oeuvre de l'auteur, ou bien leur rôle est-il de faciliter l'émergence de l'oeuvre des joueurs ?
Si l'on reprend l'exemple du livre, le livre est probablement le meilleur moyen pour transcrire l'oeuvre de l'auteur, car il lui permet de détailler, sous forme littéraire, ses attentes sur la manière d'utiliser son oeuvre. En revanche, il n'est peut-être pas le meilleur moyen pour faire émerger l'oeuvre des joueurs. Lorsque l'on compare le jeu de rôle avec le jeu de société, la différence entre les deux types de jeux est flagrante : Dans le jeu de société, les supports sont fonctionnels, ils servent à encadrer et à faciliter le jeu des joueurs. Dans le jeu de rôle, les supports sont non fonctionnels : le support "livre" ne sert pas à jouer, c'est son contenu, de manière totalement dématérialisée, qui sert à créer la partie. En jeu de rôle, la plupart des supports physiques nécessaires au jeu ne sont même pas fournis avec le jeu : Fiches de personnage à photocopier, dés et écran de MJ à acheter séparément, voire scénarios à construire ou à développer...
L'auteur de jeu de rôle utilise le support "livre" pour mieux développer, expliciter son oeuvre. Or, c'est ce même support, dont l'utilisation est dématérialisée, qui oblige les joueurs à prendre de la distance par rapport à l'oeuvre originelle, pour créer leur propre oeuvre culturelle pendant la partie.
Sur un plan personnel, je reste humble par rapport à mes créations. Bien que je considère mes jeux comme des oeuvres culturelles, je place cette considération au second plan de mes contraintes créatives. Mes jeux sont avant tout des produits destinés à favoriser l'émergence de l'oeuvre culturelle créée par les joueurs lors de la partie de jeu de rôle. Je m'efforce de proposer des supports de jeu fonctionnels pour favoriser la création de cette oeuvre culturelle, dans le paradigme proposé par le jeu.
Impact des limites techniques sur le support
Une oeuvre culturelle est limitée par son support dès lors qu'elle cherche un moyen de se diffuser, c'est à dire de se dupliquer à plusieurs exemplaires. C'est cette limite du support, cette matérialisation de l'oeuvre, qui transforme une oeuvre en produit et lui permet d'être fabriquée à plusieurs dizaines, centaines ou milliers d'exemplaires. Un jeu de rôle dématérialisé (format PDF) n'échappe pas à cette règle, puisqu'il a également un support (le document PDF) et un format (souvent, le format A4).
Le choix de privilégier le support "livre" à un autre type de support répond également à cette contrainte de transformer l'oeuvre en produit pour permettre sa diffusion :
- Un livre est peu coûteux à produire
- Un livre est peu coûteux à envoyer par la poste ou à transporter
- Un livre peut se vendre en version dématérialisée
- Un livre est assujetti à un taux de TVA de 5,5% (au lieu de 20% pour un jeu de société)
- Un créateur de livre a le statut légal d'auteur, ce qui n'est pas le cas d'un créateur de jeu de société, par exemple
Limites du support "Livre" en jeu de rôle
Le support "livre" présente beaucoup d'avantages : facilité pour l'auteur d'expliciter la méthodologie d'utilisation de son oeuvre, simplification de la transformation de l'oeuvre en produit commercialisable... sans oublier la force de l'habitude : utiliser un support connu permet aux auteurs d'obtenir un résultat de qualité tout en gagnant du temps dans la création de l'oeuvre.
Cependant, favoriser le support "livre" implique un certain nombre de limites.
Temps d'apprentissage
Les support "livre" n'est pas fonctionnel dans le sens où il n'est pas directement utilisable lors de la partie. Il impose aux joueurs un temps d'apprentissage long : les joueurs - ou au moins l'un d'eux, le MJ - doivent lire le livre puis en extraire les informations utiles à la création de la partie. Il semble difficile de proposer des jeux clés-en-main, comme peuvent l'être les jeux de société, avec seulement un support "livre". Même des jeux simples et voulus clé-en-main, comme les jeux du Grümph (Dragon de poche, Nanochrome...), nécessitent un temps de lecture et d'apprentissage de l'ordre de plusieurs heures.
En choisissant systématiquement le support "livre", le jeu de rôle devient élitiste et il se coupe du grand public. Il s'adresse uniquement à la catégorie de population qui accepte un temps d'apprentissage et de préparation de partie long, voire plus long que la partie elle-même. Cet élitisme est souvent assumé ("le jeu de rôle se mérite"), et c'est un argument recevable. A titre personnel, j'ai envie que le jeu de rôle soit plus accessible. Pour cette raison, je travaille beaucoup sur la création de jeux clés-en-main et faciles d'accès. Pour cette raison, je me détache du support "livre" pour essayer de trouver d'autres solutions inspirées du jeu de société.
Standardisation des jeux
Le support "livre", par sa facilité de mise en place (voir le paragraphe "Impact des limites techniques sur le support"), génère une standardisation des jeux. Quasiment tous les jeux ont un format et un aspect "livre". Malgré la richesse propre au jeu de rôle, ne pas explorer d'autres formats, d'autres supports, empêche probablement l'émergence d'autres manières de jouer au jeu de rôle. On peut penser à des jeux intégralement clés-en-main, à des jeux plus courts, à des jeux hybrides mêlant jeu de rôle et jeu vidéo, ou jeu de rôle et jeu de société.
Prenons l'exemple du jeu "S'échapper des Faubourgs" de Thomas Munier, dont la Rose des Vents structure la partie. Cette structure se fait au détriment d'une certaine liberté d'action des joueurs, mais permet d'explorer une thématique et une ambiance fortes. Elle permet l'émergence d'une nouvelle manière de jouer au jeu de rôle.
Prenons également l'exemple du jeu "Les lames du Cardinal", dans lequel un jeu de cartes spécifique remplace les jets de dés. Ce support de jeu particulier permet de proposer une nouvelle manière de gérer les combats, en instaurant de la tactique au sein même de la fiction.
Problème des règles induites
Le support "Livre" n'est pas un support de jeu dans le sens où il n'est pas utilisé en tant que support pour jouer pendant la partie. Il s'agit d'un recueil d'informations utiles à la partie, informations que les joueurs (et notamment le MJ) sont tenus d'extraire du support, pour les réinjecter ensuite dans le cadre qu'ils ont créé pour leur partie de jeu de rôle. Cette action de dématérialisation du support "livre" est une étape supplémentaire de mise en place du jeu. Cette étape n'est pas forcément expliquée aux joueurs dans le livre.
Dans un jeu de société, les règles sont là pour expliquer comment utiliser les différents supports de jeu : plateau, cartes à jouer, jets de dés... L'interprétation est minime et la lecture des règles permet de comprendre le fonctionnement du jeu en moins d'une heure. Dans un jeu de rôle, expliquer en détails comment créer une partie est extrêmement complexe. Bien souvent, l'auteur considère comme "allant de soi" un certain nombre de règles, par exemple, le rôle du MJ pendant la partie, ou bien l'existence d'un contrat social qui détermine comment se comporter pendant la partie.
Toutes ces règles nécessitent en réalité un apprentissage, un apprentissage transmis de manière indirecte et parfois inconsciente, par cooptation : un joueur plus expérimenté, souvent le MJ, forme des joueurs inexpérimentés au jeu de rôle en leur expliquant comment se comporter, ce qu'ils ont le droit ou non de faire.
L'existence de ces règles induites est liée à la complexité d'un jeu de rôle. Elle est entretenue par le support livre et par l'extrême richesse des informations contenues dans un tel support. Ces règles induites entretiennent l'élitisme du jeu de rôle car elles imposent un apprentissage par cooptation : il est très difficile à un groupe de joueurs totalement novices, d'apprendre à jouer au jeu de rôle sans quelqu'un d'expérimenté pour les guider.
Des supports de jeu plus en connexion avec la partie de jeu de rôle, guideraient probablement mieux les joueurs dans la prise en main des règles du jeu. Cela se ferait probablement au détriment de la richesse de contenu proposée par le livre de jeu de rôle. Cela ne se ferait en revanche pas forcément au détriment de la richesse de la partie jouée par les joueurs. Pour mieux encadrer et enrichir l'oeuvre culturelle créée par les joueurs pendant la partie, il faudrait alors envisager d'appauvrir l'oeuvre culturelle créée par l'auteur.
Adéquation entre oeuvre et format
Le format d'un jeu de rôle est sensé s'adapter à l'usage qui en est fait. Ce qui revient à dire que pour choisir le format et les supports de son jeu de rôle, il faut d'abord définir quel jeu de rôle on va créer : Un jeu clé-en-main (prêt à jouer), une boîte à outils destinée au MJ (système de règles générique assorti ou non d'un cadre de jeu), un cadre de jeu complet (univers fictif présenté de manière encyclopédique)...
Un jeu clé-en-main privilégiera la jouabilité : le jeu est facilement transportable (format de poche), rapide à lire (quantité de contenu textuel réduite), les illustrations sont secondaires et le jeu est donc en noir et blanc. C'est le cas par exemple de Dragon de poche ou Nanochrome (Le Grümph). Un jeu clé-en-main peut également proposer des supports de jeu hérités du jeu de société (par exemple : Zombie Cinéma d'Eero Tuovinien), ainsi que des fiches de personnages clés-en-main, pré-imprimées au format "fiche".
Une boîte à outils destinée au MJ pourra proposer un système de fiches cartonnées thématiques au format A5, avec des règles du jeu modulaires, utilisables séparément ou combinables en fonction des besoins du MJ pendant la partie. On peut également envisager un système de cartes à jouer combinables.
Un jeu de rôle à univers encyclopédique très détaillé privilégiera probablement un support "livre" classique, meilleur moyen pour intégrer un grand nombre d'informations dans un jeu de rôle.
Ce qui serait critiquable dans le choix du support, ce ne serait donc pas tant l'adéquation entre le support "livre" et l'univers encyclopédique, mais plutôt de proposer uniquement ce type de jeu de rôle au détriment d'autres types de jeux (comme les jeux clé-en-main). La question se poserait alors du "pourquoi" : Plus grande facilité de mise en oeuvre ? Coûts réduits ? La force de l'habitude ? Meilleure correspondance entre l'oeuvre et les attentes des consommateurs ? Probablement un peu de toutes ces raisons.
Le jeu de rôle, objet de collection
Les joueurs de jeu de rôle ont vieilli, trouvé un boulot, fondé une famille, et leur pouvoir d'achat a augmenté proportionnellement à la diminution de leur temps libre. Les techniques d'impression se sont améliorées, les coûts d'impression ont diminué. L'offre en jeu de rôle s'est accrue, augmentant la concurrence entre les éditeurs. Peu à peu, les standards de qualité non plus seulement des jeux, mais aussi de leurs supports physiques (le livre), ont été revus à la hausse. La couverture cartonnée, la reliure cousue, le format A4, les nombreuses illustrations en couleur, le maquettage graphique, autant d'éléments qui sont devenus des arguments commerciaux quasi-incontournables. Pour mettre en valeur un aussi beau support, il est devenu nécessaire de fournir une quantité de contenu conséquente de l'ordre de plusieurs centaines de pages. La taille et l'épaisseur du livre sont des arguments de poids (au sens propre comme au sens figuré) que le consommateur peut constater immédiatement et sans controverse possible.
Le bel objet est devenu un argument de vente et le jeu de rôle n'est plus désormais seulement un objet à jouer, c'est également un objet à lire, un objet de collection. La richesse et l'originalité de l'univers, la mise en images de cet univers sont devenus aussi importants que la capacité du jeu à générer des situations de jeu intéressantes et fonctionnelles.
Le développement du livre-objet signifie la mise en avant de l'oeuvre culturelle de l'auteur. Cette mise en avant de l'oeuvre "auteur" se fait-elle au détriment de la capacité du jeu à faciliter l'émergence de l'oeuvre "joueurs", de l'histoire créée et vécue par le groupe de joueurs pendant la partie ? Un livre-objet de collection peut-il également être un bon livre-manuel de jeu ? Les deux ne sont pas forcément contradictoires mais l'auteur gagne à se poser la question.
Conclusion
En conclusion, je dirai que je n'ai fait qu'effleurer un vaste sujet. A défaut de pouvoir faire une synthèse des questions de supports en jeu de rôle, je me suis contenté de dresser une liste de points qui m'ont particulièrement marqué ou fait réfléchir ces derniers mois. J'invite mes lecteurs à m'indiquer en commentaires des sources sur le sujet, ou leurs propres articles en réponse au mien. J'intègrerai en compléments de mon article les liens que je trouverai - à titre personnel - les plus pertinents.